Au cœur de la Méditerranée, l'Italie occupe une naturellement une zone
de liaison entre Europe et Afrique du Nord. De razzias en expéditions, la
Méditerranée fut, du VIIIe au XIIe siècle, le théâtre d'une longue période
de déséquilibres géopolitiques, avant que les relations ne se stabilisent,
ouvrant la voie à des échanges commerciaux de plus en plus fructueux.
Georges Jehel, auteur de L'Italie et le Maghreb (PUF, 2001), nous
retrace ici les grandes étapes des relations complexes qu'entretinrent ces
deux grandes civilisations durant tout le Moyen Âge.
L'Italie, carrefour de la Méditerranée
Sans s'enfermer dans un déterminisme si justement décrié, on ne saurait
négliger la position d'intermédiaire de l'Italie, entre l'Europe et la
Méditerranée, pour expliquer et caractériser la richesse de son patrimoine
historique et sa place exceptionnelle dans la civilisation
euro-méditerranéenne.
L'Italie est d'abord étroitement soudée aux Alpes : loin d'être une
barrière, elles constituent une articulation dynamique vers la Mittel
Europa qui s'est imposée sur les décombres de l'empire de Charlemagne
pour donner naissance au Saint-Empire dont toute l'histoire est tournée
vers Rome et la Sicile. Dotée de huit mille cinq cents kilomètres de
côtes, si l'on compte les 3766 îles qui entourent la péninsule, l'Italie
dispose d'une ouverture maritime exceptionnelle. Cela suffit à la situer
dans une position privilégiée même par rapport aux autres grandes
péninsules méditerranéennes, balkanique et ibérique. En effet, alors que
ces deux dernières se trouvent en position périphérique et n'exercent
d'influence directe que sur les zones occidentale et orientale de la
Méditerranée, l'Italie occupe une position centrale et longitudinale qui
en fait le centre de gravité d'un des foyers les plus importants de la
civilisation. Le fait que l'Italie du Sud et la Sicile aient servi de
cadre à l'expansion hellénique du VIIe au IIIe siècle av. J.-C., au point
que cet ensemble reste connu sous l'appellation de Grande Grèce, suffit à
montrer en quoi il s'articule à l'Orient. L'extension en longitude de
l'Italie en situe l'extrémité méridionale à une latitude proche de celle
de Bizerte. L'île italienne de Lampedusa est à la latitude de Kairouan.
C'est donc à juste titre que l'Italie peut s'enorgueillir d'être le
carrefour de la Méditerranée où viennent se rencontrer l'Asie, l'Afrique
et l'Europe. La proximité de l'Afrique du Nord et de l'Italie crée entre
ces deux ensembles des liens naturels que renforce la route des îles,
Corse, Sardaigne, Sicile.
De Carthage à l'Africa romaine
Dès ses premières lueurs, l'histoire confirme sans équivoque cette
vocation de l'Italie à relier l'Afrique à l'Europe. Autour de la Sicile
s'est constitué un réseau géostratégique qui en a fait un enjeu de premier
ordre pour tous les protagonistes de l'histoire de la Méditerranée. Dès
l'époque mégalithique ont eu lieu des migrations de peuples dont les
traces se retrouvent à Malte, en Afrique du Nord, en Sicile, en Sardaigne,
en Corse. Les relations possibles entre ces foyers de forte et précoce
humanisation ne sont pas attestées mais restent vraisemblables. Dès
l'époque historique, l'arrivée des Phéniciens sur le littoral de
l'actuelle Tunisie a donné à la région une impulsion décisive en
multipliant les comptoirs en Sicile, en Sardaigne et en Corse, en rivalité
avec les Grecs. Plus tard les guerres puniques, en mettant aux prises Rome
et Carthage, ont montré toute l'importance de la relation entre l'Italie
et l'Africa devenue sous la république l'une des plus belles
provinces romaines.
La conquête de Carthage par les Arabes en 698 relança le dialogue entre
deux mondes pour lesquels la Sicile devenait un trait d'union autant
qu'une zone d'affrontement. Car pendant de longs siècles c'est en termes
de conflit que s'établirent les relations entre l'Italie et l'Afrique du
Nord devenue le Maghreb.
Résistance byzantine et razzias musulmanes
Bien qu'elle fût plus éloignée de leur base de départ, les Arabes
investirent assez rapidement la péninsule Ibérique dont ils tenaient
l'essentiel au tout début du VIIIe siècle. Il a fallu plus de cent ans
pour qu'ils prennent pied en Sicile.
Le plus court trajet
entre l'Afrique et l'Espagne n'excède pas vingt-cinq kilomètres.
Du cap Bon à la
Sicile, la distance est de l'ordre de cent cinquante kilomètres.
Compte tenu des
conditions de navigation toujours difficiles dans cette région ,les Arabes
se contentèrent de coups de main furtifs contre la Sicile et la Sardaigne.
Il fallut attendre 703 pour
voir le début d'expéditions plus déterminées.
De fait, la résistance
byzantine éloigna le danger musulman jusqu'en 820. À cette date le projet
de conquête de la Sicile prit forme à la cour aghlabide de Kairouan. Sa
réalisation occupa tout un siècle, de 827 à 909. Elle correspondait au
recul des capacités des Byzantins à se maintenir dans cette région.
C'est entre 840 et 950 que la puissance musulmane se déploya sous la
forme de la ghazwa – la razzia – qui déferla sur toute l'Italie.
Une de ses actions les plus retentissantes fut en 846 le sac de la
basilique de Saint-Pierre de Rome, des faubourgs extérieurs à l'enceinte
d'Aurélien et de l'église Saint-Pierre-Saint-Paul.
De l'émirat de Bari aux incursions
siciliennes en Tunisie
Jouant sur les conflits locaux, les musulmans réussirent à s'infiltrer
dans les zones les plus stratégiques. Il leur arriva de contrôler le
passage du col du Grand-Saint-Bernard.
. Il fallut une vaste
coalition de Grecs et d'Allemands, agissant à la demande du pape, pour les
expulser de la péninsule.
Un renversement s'opéra au cours du XIe siècle avec l'arrivée des
Normands qui mirent leurs redoutables capacités guerrières au service du
pape en 1059.
Il leur fallut toutefois près de trente ans pour chasser les
Arabes de Sicile.
Pendant ce temps une réorganisation interne de l'Italie
du Nord aboutissait à la naissance des républiques urbaines, Pise, Gênes
et Venise, qui fondèrent leur puissance sur l'activité navale.
Refoulés de
Corse, les musulmans le furent aussi de Sardaigne, au plus tard en 1020.
Dans le même temps les
flottes pisanes et génoises portaient la contre offensive aux Baléares et
au Maghreb.
L'occupation
du littoral tunisien par le roi de Sicile, Roger II, de 1148 à 1159 fut
l'un des épisodes marquants de ce renversement de tendance.
Traités et marchés
À partir du XIIe siècle, bien que les signes d'une agressivité
réciproque, canalisée par la piraterie et la course, soient loin d'avoir
disparu, l'Italie et le Maghreb développèrent leurs relations dans le sens
de leurs intérêts économiques.
Le Maghreb, d'une part, connaissait une
organisation politique plus ferme avec une succession de dynasties
prestigieuses : Almoravide, Almohade, Mérinide, bien implantée au Maroc,
Ziride et Hafside en Tunisie, qui en faisaient un interlocuteur avec
lequel il était possible de conduire une négociation constructive ;
d'autre part, l'Italie entamait un processus de développement économique
qui nécessitait un approvisionnement en matières premières de toutes
sortes et des marchés capables d'absorber ses productions.
Si des pourparlers,
dont nous avons des indices autour de 1150, commencent dès 1100, c'est à
partir de 1180 que commence la série des traités qui voient un ordre nouveau s'instaurer avec l'arrivée des Turcs.
Autorisés à séjourner dans les principaux ports, dans des fondouks
soumis à une réglementation rigoureuse, les Italiens y résident parfois
pendant plusieurs générations tout en conservant leurs liens familiaux
avec leurs métropoles.
La principale finalité de ces établissements est
d'ordre commercial. Tunis, Bougie et Ceuta, à un moindre degré Honein,
Salé, Sfax, Djerba, deviennent des carrefours du commerce international en
même temps que des relais d'import-export entre Venise, Gênes, Pise,
Florence, Naples, Palerme et le Maghreb.
Draps, matières premières, or et épices
Sur les marchés du littoral maghrébin s'échangent des produits qui
viennent autant de Lombardie ou de Toscane que de Flandre, de Bourgogne ou
de Champagne. Draps divers, identifiés par leur couleur – vert, bleu,
vermillon – vingtains de lin, futaines, canevas, toile, brunette, cendal,
étamine, bagadelle.
La pourpre et la soie viennent surtout de
Ligurie ou de Toscane, de Lucques en particulier, mais ces étoffes de luxe
peuvent aller du Maghreb en Italie. Ce sont cependant les matières
premières, laines brutes, cuirs et peaux, alun de Tlemcen, de Bougie, de Sijilmassa qui constituent, avec certains minerais comme le cuivre,
l'essentiel des exportations du Maghreb vers l'Italie pour approvisionner
une production artisanale et industrielle diversifiée en plein essor au
XIVe siècle.
Une bonne partie de
cette production vise le marché maghrébin sous forme d'outillages, de
vêtements, d'objets manufacturés en bois ou en métal, parfois précieux.
L'Italie sert aussi de relais pour les épices qui viennent de l'Orient
lointain, poivre, gingembre, cannelle, encens, laque, indigo, fegia,
girofle, noix muscade, musc.
Il faut attendre la fin du
Moyen Âge (15e siècle) pour observer un regain des échanges en Europe et
assister aux grandes explorations géographiques.
Un Nouveau Monde se dessine
progressivement, celui d’une société qui se capitalise. Les campagnes
s’intègrent dans un cercle d’échanges avec les villes, lieu privilégié de
commerce et de consommation. Initiée par la bourgeoisie montante,
l’économie capitaliste charme les grands monarques intéressés par le
profit et leur donne l’espoir de regarnir leurs coffres.
Ainsi motivés à appuyer la
bourgeoisie marchande dans sa quête de nouveaux débouchés commerciaux, ces
monarques financent plusieurs expéditions qui mèneront à la découverte de
l’Amérique.
L'or occupe une place particulière dans ce trafic. Il vient du Niger
transporté par les caravanes qui remontent vers Sijilmassa, l'ancienne
métropole du Tafilalet, au sud du Maroc, pour chercher du sel. Depuis le
IXe siècle, l'essentiel de cet or circule en poudre vers l'Andalus, mais
une part en est captée par les Génois qui le diffusent sous forme de
monnaie en Italie. Dans la région de Tabarka, en Tunisie, les Génois
exploitent le corail, qu'ils redistribuent en Italie et ailleurs.
Blé, vin et victuailles
Les produits alimentaires ne sont pas négligés. Dans le domaine des
céréales, la vocation traditionnelle de la Sicile comme pivot du commerce
italien en Méditerranée et au Maghreb se vérifie pleinement. Par
l'intermédiaire de marchands pisans, Bougie et Tunis importent
régulièrement d'énormes quantités de blé sicilien depuis Trapani, Sciacca,
Messine, Palerme et Agrigente.
Mais les grandes villes d'Italie du Nord, Pise, Florence, Venise et
surtout Gênes, dont la population connaît un essor considérable, ont aussi
d'énormes besoins alimentaires. Aux XIVe et XVe siècles, le Maghreb
devient un gros fournisseur de blé. Vers 1450, ce sont des cargaisons de
plusieurs milliers de tonnes qui se déversent sur les marchés génois et
florentins depuis Tunis, Bône, Stora, Bougie, Alger, Oran, Ténès.
En
retour, en dépit de l'interdiction qui porte sur la consommation de cette
boisson en pays musulman, l'exportation de vin vers le Maghreb est
régulièrement attestée.
Elle fournit une consommation qui dépasse
certainement les besoins des communautés européennes présentes dans le
pays. Au XVe siècle, les Vénitiens sont étroitement impliqués dans ces
exportations qui concernent souvent des vins grecs. Une société de
marchands juifs exporte de Trapani, sur des bateaux vénitiens, du vin
casher à destination de Tunis où réside une importante communauté juive.
De fait, c'est toute la gamme de l'alimentation qui circule
alternativement entre les deux régions. La Sicile exporte du miel, du
beurre, du fromage et du thon à Tunis, mais au XVe siècle, les Italiens en
importent de Sousse et de Sfax qui est avec Djerba le grand port
d'exportation d'huile. Châtaignes, figues et autres fruits secs sont
expédiés vers le Maghreb en échange de dattes et de sucre de canne dont
l'exploitation s'est propagée en Sicile.
Influences culturelles entre Italie et
Maghreb
Sans avoir la même densité, sauf en Sicile où elle se pérennisa sur
plus de deux siècles, la présence maghrébine est localement bien attestée
en Italie au Moyen Âge, notamment dans les grands ports qui eurent les
relations les plus suivies avec le Maghreb, Gênes et Pise. Elle semble
moins nette à Venise ou Naples.
Les relations politiques et économiques intenses qui se sont
prolongées sur plusieurs siècles ont eu de multiples incidences
culturelles. Sur le plan religieux, rappelons que l'Afrique du Nord a été
dans l'Antiquité fortement christianisée et que des communautés
chrétiennes s'y sont maintenues dans la précarité jusqu'au XIIe siècle
environ.
Dans le domaine linguistique, on observe dans le suivi des échanges
commerciaux et la diplomatie, que le latin reste pratiqué par les
musulmans, puisque les traités sont souvent traduits en arabe, et que
l'arabe est étudié à Gênes et à Pise.
En Toscane comme en Ligurie la diffusion d'anthroponymes d'origine
arabe témoigne d'une forte imprégnation interculturelle. Des noms italiens
comme Tabacco, Maruffo, Maraburlo, Sarraceno, Marabotto, Taibbi, sont
vraisemblablement d'origine arabe, sinon maghrébine. L'importation
d'esclaves africains en Italie a renforcé ce trait anthropologique.
D'autres apports dans
l'architecture, le décor, la mode, l'art culinaire ont enrichi une
relation que tout favorisait.