Période byzantine 395-1204
La Crète, épargnée par les troubles du Bas-Empire
et les invasions barbares, devient un « thème », c’est-à-dire une province
de l’Empire romain d’Orient, avec de nouveau Gortyne comme capitale. Le
nombre des cités diminue, tandis que les habitats se multiplient : c’est à
cette époque qu’ont dû naître la plupart des villages que l’on rencontre
encore aujourd’hui, bâtis à proximité les uns des autres, dans toute la
zone montagneuse ou semi-montagneuse de l’île, la plus fortement peuplée.
Dès 673, les Arabes ravagent périodiquement les
côtes de la Crète.
L’île est rarement évoquée dans les chroniques
byzantines : on sait néanmoins qu’en 732, Léon III augmente la capitation
et que, dans le contexte de la Querelle des images, la Crète est détachée
de l’obédience romaine pour être soumise au patriarche de Constantinople
au cours du VIIIe siècle.
823-961 : Occupation arabe. En 816, les discordes
secouant l’émirat ommeyade de Cordoue poussent les Arabes d’Andalousie à
se soulever contre l’émir Al-Hakam. Réfugiés en Égypte, ils s’emparent
d’Alexandrie avant d’être chassés du pays par le calife Mamoun. Sous la
direction d’Abu Hafs (ou Abou Hassan), ils s’installent alors en Crète :
les places fortes de la côte sont détruites, ainsi que Gortyne. Sur le
littoral septentrional, une nouvelle capitale, Khandax (« le fossé ») est
fondée à l’emplacement de l’ancienne Héraklion, et ses nouveaux maîtres
finissent par reconnaître la suzeraineté du calife fatimide du Caire. À
plusieurs reprises, les empereurs Michel II et Constantin VII ont tenté de
reprendre l’île (notamment en 826 et en 911-912). Mais ils échouent à
soulever la population en leur faveur. En 961, la Crète est finalement
libérée par Nicéphore Phocas, encore général, sous le règne de Romain II
(959-969). Khandax reste la capitale de l’île où sont envoyés des
missionnaires placés sous l’autorité de saint Nicon.
Vers 1092 : Les Byzantins sont souvent confrontés
en Crète à des révoltes. À l’issue d’une nouvelle rébellion, menée par un
dénommé Krikis, l’empereur Alexis II Comnène envoie une douzaine
d’archontes s’installer dans l’île et y prendre des Crétoises pour
épouses, afin de faciliter l’intégration de l’île dans l’orbite de
Constantinople.
1204 : La quatrième croisade aboutit à la prise de
Constantinople par les Francs. Lors du partage des territoires de l’Empire
byzantin entre les croisés, Boniface de Montferrat est proclamé roi de
Salonique et de Macédoine. Les Vénitiens lui rachètent la Crète, dont il a
alors hérité, pour 1 000 marcs d’argent et la cession de terres en
Macédoine. Rainici Dandolo, avec trente et une galères, vient ainsi
prendre possession de l’île, devenue la plaque tournante du nouvel empire
vénitien. La Sérénissime organise alors la seule véritable puissance
coloniale qu’ait connue le Moyen Âge, constituée essentiellement d’îles et
de ports situés aux points stratégiques, constituant autant de moyens
d’accès aux ports du Proche-Orient et de la mer Noire où s’entassent les
richesses de l’Asie.
La domination vénitienne 1204-1669
L’intérêt stratégique de l’île, qui ferme l’Égée
au sud, est primordial pour Venise, dont les marchands dominent le
commerce des épices en Méditerranée orientale. Étape naturelle sur les
grandes routes de la Romanie et de l’Égypte, la Crète, « noyau et force de
l’empire », passe sous la tutelle directe de la Sérénissime et reçoit une
organisation solide d’autant plus nécessaire que, pendant deux siècles,
l’île fut pour ainsi dire en perpétuelle révolte. Le territoire est divisé
en quatre ensembles (La Canée, Rethymno, Sitia et Candie), qu’administrent
le duc et ses deux conseillers élus pour deux ans par le grand conseil de
Venise, assistés de magistrats.
Le capitaine général a, quant à lui, la
charge de la sécurité. Maintien de l’ordre intérieur, défense extérieure
et exploitation économique de l’empire : tels sont les mots d’ordre
guidant l’action vénitienne dans la région. Le lion de Saint-Marc
s’imprime bientôt sur les épaisses murailles des forteresses construites
sur le pourtour de l’île (Héraklion, Iérapétra, Sitia, Rethymnon,
Frangokastello…) Une entreprise de fortification systématique des points
stratégiques du littoral est en effet mise en œuvre, afin de pouvoir
soutenir de longs sièges, tandis qu’une économie spéculative de type
colonial voit le jour. Les nouveaux maîtres développent essentiellement
les cultures d’exportation (vin, canne à sucre, coton…), au détriment des
cultures vivrières, laissant les Crétois dans un état de famine latente,
une situation propre à décourager toute velléité de révolte. Les terres
sont confisquées et divisées en trois ensembles : une partie appartient à
la République, une autre à l’Église, la dernière (les casalia)
revenant aux colons dont on encourage l’émigration. Elles sont cultivées
par des paysans libres ou par des serfs attachés aux domaines. Le malaise
économique et social, l’oppression fiscale expliquent la position précaire
des nouveaux maîtres de l’île, qui n’ont jamais joui paisiblement de ce
territoire acheté à prix d’or.
XIIIe siècle : Dès leur arrivée, les Vénitiens
renforcent le mur d’enceinte de La Canée, construit par les Byzantins (le
Castello Vecchio). Les travaux de fortification se poursuivent au cours du
siècle suivant.
1211 : Le doge Pierre Ziani procède à un premier
envoi de colons.
1234-1236 : Raids byzantins.
1263 : Les Génois, menés par le comte de Malte,
Enrico Pescatore, s’emparent de La Canée, avec l’aide de la population
locale. Ils s’y maintiennent jusqu’en 1285.
XIIIe-XIVe siècles : Révoltes contre les impôts et
les taxes (quatorze soulèvements entre 1207 et 1364, particulièrement
entre 1270 et 1299 et entre 1361 et 1364), obligeant Venise à reconnaître
aux archontes crétois des privilèges semblables à ceux de la noblesse
vénitienne. La population citadine, qui bénéficie, à la longue, de la
présence vénitienne, au détriment de l’ancien système féodal, était par
exemple exempte des obligations qui pesaient sur les serfs (un tiers de la
récolte de blé, corvées, entretien des chevaux, armement annuel de deux
galères…). L’aristocratie locale devient rapidement solidaire de la
conquête et son meilleur appui, laissant le monopole de l’esprit de
résistance aux paysans et aux simples bourgeois. Il faut dire que Venise
avait fait en sorte de s’attirer la sympathie des notables hellènes,
notamment en reconnaissant et en confirmant la propriété des fiefs donnés
par l’Empereur byzantin à tous les descendants des patriciens romains.
Néanmoins, à deux reprises, des magnats locaux, comme Alexis Callergis ou
encore les membres du clan Vlasto, sont à l’origine des rébellions. Mais
le plus souvent, les révoltes prennent un caractère social contre la
noblesse indigène : durant les troubles de 1458-1463, un petit nombre
seulement des archontes de second rang soutient le parti des insurgés,
tandis qu’en 1563-1573, une partie de la noblesse indigène aide Venise à
réprimer la révolte des paysans de Réthymno et de Sfakia.
Mai 1453 : Prise de Constantinople par les Turcs
Ottomans. La Crète sert de refuge à de nombreux artistes et savants et
devient l’un des derniers bastions d’un art authentiquement byzantin.
XVe-XVIe siècles : De nombreux humanistes
s’intéressent à la Crète. Cristoforo Buondelmonti, un prêtre de Florence,
vient dans les années 1410 chercher la sépulture de Jupiter au pied du
mont Iouktas. En 1577, Francesco Barozzi, de Rethymnon, essaie de faire
correspondre quelques-uns des 1 100 villages de Crète au catalogue
reconstitué des cent villes antiques d’Homère. D’autres encore, véritables
précurseurs de l’archéologie future, cherchent le labyrinthe à Ampelouzos,
près de Gortyne.
Par ailleurs, la Crète est touchée par
la Renaissance européenne, comme l’attestent les façades de
certains des nombreux monastères de l’île (Arkadi, par exemple). Dans le
domaine pictural, l’école crétoise s’épanouit et l’art de l’icône
bénéficie du talent de Damaskinos. Par l’intermédiaire de Venise s’opère,
pour la littérature, un contact bénéfique avec l’Occident. On introduit
les procédés poétiques de la Renaissance : dans l’Érophile de
Georges Chortatzis (1595) et surtout dans l’Érotocritos de
Vincent Kornaros (XVIIe siècle), un poème fleuve de 11 000 vers, l’idiome
crétois est employé de manière délibérée et constante.
1523-1540 : À Megalo Kastro, les Vénitiens
construisent le Rocca al Mare (« fort sur la mer »), que les Turcs
appelleront par la suite le Kastro Koules.
1537 : La Canée est saccagée par le corsaire
algérois Barberousse.
1546-1549 : Voyage en Méditerranée orientale du
Manceau Pierre Belon, botaniste et naturaliste. Dans le premier livre de
ses Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, il
consacre 20 chapitres au récit de son séjour en Crète.
1541 : Naissance de Dominikos Théotokopoulos, dit
Le Greco (Héraklion et le petit village de Fodele se disputent encore la
gloire d’être le lieu de naissance de l’illustre peintre). Sa peinture a
ses racines dans l’école crétoise, ce qui transparaît à la fois dans son
utilisation très personnelle des couleurs et la représentation de figures
très allongées. Élève du Titien à Venise, il devient le protégé du
cardinal Farnèse à Rome, avant de s’installer vers 1577 à Tolède où il
meurt en 1614. Une seule œuvre de l’artiste, découverte en 1983, peut être
admirée en Crète : il s’agit d’une icône représentant une Dormition de
la Vierge, dans l’église d’Ermoupolis à Syros.
1570 : Les Turcs débarquent à Chypre et assiègent
Nicosie et Famagouste dont ils parviennent à s’emparer. La victoire de
Lépante, remportée en octobre 1571 par la flotte chrétienne de Don Juan
d’Autriche, et la réaction de la Sainte Ligue sauvent provisoirement la
Crète. La fortification de l’île continue néanmoins : entre 1573 et 1590
par exemple, Sforza Palavicini fait construire la forteresse de Réthymnon.
1612 : Un tremblement de terre détruit le
monastère de Toplou.
1628 : Le 25 avril, jour de la Saint-Marc, est
inaugurée à Candie la fontaine aux quatre lions dont un aqueduc va
chercher l’eau à 15 km sur les pentes du mont Iouktas.
En s’attaquant au XVIIe siècle au domaine colonial de
Venise en Méditerranée orientale, les Turcs parachèvent la mainmise
ottomane sur les Balkans, en la portant au prolongement le plus méridional
de
la péninsule.
Commence alors pour l’île une lourde sujétion à
la Sublime Porte,
« soit deux cent quarante-trois ans, sept mois, sept jours d’agonie »,
comme on peut le lire sur une stèle érigée à
La Canée. Mais
cette nouvelle occupation allait révéler au monde la force
de l’esprit
de résistance d’un peuple qui ne compte plus les martyrs tombés pour sa
liberté.
1644 : Un vaisseau turc est attaqué par les
chevaliers de Malte et le butin vendu à
La Canée. Le
sultan Ibrahim use de ce prétexte pour intervenir en Crète.
1645 : Les Turcs pillent et brûlent le
monastère de Gonia à Kissamos, avant de prendre
La Canée à
l’issue d’un siège meurtrier de 57 jours. Ils y laissent 20 000 hommes en
garnison. On raconte que le commandant des armées ottomanes est exécuté en
rentrant au pays pour avoir perdu 40 000 hommes. En s’emparant l’année
suivante de Réthymno, les envahisseurs se rendent maîtres de la Crète
occidentale.
1647 : Par haine de Venise, des montagnards
crétois font bientôt cause commune avec les Turcs.
1648-1669 : Siège de Candie – « Megalo
Kastro » pour les Vénitiens – marqué par l’héroïque résistance de François
Morosini (qui devient par la suite, en 1688, le 108e doge de Venise).
L’Europe, elle aussi menacée par l’avancée des Turcs (arrêtés à la
bataille du Saint-Gothard en 1664), a fini par s’émouvoir du sort de la
Crète et a envoyé des volontaires s’y battre contre l’infidèle. Des
Français (ils sont plus de 600 en 1668) comme le marquis de Saint-Embrun,
le duc de la Feuilllade, le duc de Navailles ou encore le duc de Beaufort,
petit-fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, prêtent ainsi main forte
aux habitants de Candie.
Le plus souvent, ils se battent sous la bannière
pontificale, pour ne pas mettre à mal la traditionnelle alliance du roi de
France avec les Turcs. Mais en 1666, Fazil Ahmed Pacha, de la puissante
famille de vizirs des Köprülü, vient lui-même diriger le siège, au nom de
Mehmet IV. À Venise, qui propose au sultan de renoncer à la Crète contre
100 000 livres
d’indemnités et le versement d’un tribut annuel, il répond : « Nous sommes
venus pour la conquête et non pour le commerce. » Le 27 septembre 1669,
Morosini finit par capituler, mettant fin à un siège qui a vu la mort de
30 000 chrétiens et de 110 000 Turcs. Marinos Tzanès Bounialis a composé
un long récit en vers sur cette Guerre de Crète.
Les Vénitiens peuvent conserver les ports de
Grabuse, de Spinalonga et de
La Suda
(les deux premiers sont perdus dès 1692, le dernier en 1745), mais la
Crète est désormais bien liée au destin de l’Empire ottoman.
Divisée en
trois « sandjaks » (La Canée,
Rethymnon et Candie), elle est administrée par un gouverneur civil nommé
par
la Sublime Porte,
représentée sur place par l’agha des janissaires. On estime qu’un siècle
après la conquête, la moitié de la population (celle des plaines
essentiellement) s’était convertie à l’islam, plus par intérêt que par
conviction. Quant à la situation des Crétois fidèles à la religion
orthodoxe, elle devient celle de toutes les populations chrétiennes vivant
sous le joug de la loi islamique.
Cette dernière prescrit de laisser le
droit de vie, de propriété et le libre exercice de leur culte aux peuples
ayant accepté sans résistance la domination ottomane, contre l’obligation
de payer une capitation et un impôt foncier spécifiques.
Néanmoins, les
timars, fiefs viagers bientôt héréditaires, remplacent bientôt les
casalia des colons vénitiens. Les impositions auxquelles étaient
soumises les populations indigènes sont longtemps restées moins lourdes
que les impositions byzantines ou vénitiennes. Mais au fil du temps, du
fait de la complexité et de la vénalité de l’administration, du désordre
des janissaires, des tendances décentralisatrices des pachas établis dans
les provinces, la situation des chrétiens se dégrade. Dès le début de
l’occupation, les haïnides (perfides) trouvent refuge dans la
montagne, bientôt rejoints par les klephtes (voleurs). Ces
rebelles, constitués en bandes armées, se cachent dans l’arrière-pays,
s’abritent dans les monastères nids d’aigles, vivant du pillage et se
posant en protecteurs des paysans. Du haut de leurs pitons rocheux, ils ne
cessent de défier les occupants, largement cantonnés dans les plaines. Il
faut néanmoins attendre le XIXe siècle pour que ces premiers résistants
incarnent la conscience nationale et l’orgueil têtu et pathétique de ce
peuple à la fierté ombrageuse qui traversa cette époque l’arme à la
main.
1699 : Par les traité de Karlowitz, qui
mettent momentanément fin aux luttes opposant la maison d’Autriche et
Venise à
la Sublime Porte,
les Turcs se voient reconnaître définitivement la possession de la Crète.
Pendant tout le XVIIIe siècle, les
chancelleries européennes, conscientes des faiblesses de l’Empire turc, ne
cessent d’imaginer des plans de démembrement dans lesquels la Crète
deviendrait tour à tour grecque, anglaise, française…
4 avril 1770 : Dans le cadre de la révolution
fomentée par Catherine II dans le sud du Péloponnèse, passé sous
domination ottomane en 1715, la région de Sfakia se soulève. Un notable de
la province, Daskaloyannis (Ioannis Vlachos), prend la tête de la
rébellion.